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David frappa une deuxième fois à la porte. Claudia se tenait au bout du porche, elle regardait les branches des chênes s’agiter dans le vent.
« C’est ça, tiens-toi à l’écart. Tu n’as pas de badge, tu es là en touriste. Donne un dernier baiser à David, souhaite-lui bon courage et débrouille-toi toute seule, trouve-toi un boulot. Loin de Port Léo, ça vaudrait peut-être mieux. »
« Monsieur Beere ? appela David à travers la porte close. Bureau du shérif, ouvrez s’il vous plaît. »
Du coin des lèvres, il fit un sourire complice à Claudia. Il était content qu’elle fût là.
Du coin des lèvres, elle lui rendit son sourire. Ils étaient sortis de Port Léo et avaient traversé une chênaie jusqu’à ce qu’ils atteignent une clairière où se trouvait une petite maison en bois entourée de quelques chênes à feuilles de laurier. Une camionnette était garée devant le garage, qui n’était guère plus qu’une vieille cabane. La maison elle-même ne faisait pas face à la route. Elle tournait le dos à la ville et à la baie, comme pour marquer son désintérêt pour les affaires humaines.
« Il y a quelqu’un ? appela David. Monsieur Beere ? » À l’intérieur le parquet craqua de plus en plus fort, on approchait. Des serrures s’ouvrirent lentement, six en tout. La porte s’entrouvrit de deux centimètres. Un œil dont l’iris était marron mais le blanc étrangement rouge se plissa pour scruter David et Claudia.
« Monsieur Beere ? demanda David.
— Oui ?
— Shérif adjoint Power, comté d’Encina. Claudia Salazar m’accompagne, vous lui avez parlé au téléphone hier. »
Claudia hocha poliment la tête sans s’approcher. Elle n’était pas ici en tant que membre des forces de police et ne voulait pas induire Buddy en erreur. Un malentendu de ce genre pouvait lui valoir d’être poursuivie en justice par Delford, capable de tout depuis qu’il avait perdu la tête.
L’œil cligna.
« Oui. Bonjour. Désolé d’avoir mis tant de temps à ouvrir la porte, j’étais dans la salle de bains.
— Vous n’êtes pas en ville à mener campagne, aujourd’hui ? demanda Claudia d’un ton qu’elle jugea un peu trop plaisant.
— Oh, non. Pas aujourd’hui.
— C’est vrai, j’oubliais votre rhume, dit Claudia. Bientôt guéri ?
— Bientôt, oui. Merci. Mais ça m’embêterait de vous le refiler.
— Ne vous en faites pas pour ça, dit David. Votre patronne nous aide dans nos recherches. Nous avons besoin d’informations concernant les transferts dans votre établissement. »
Buddy ouvrit un peu plus grand la porte. Par-dessus l’épaule de David, Claudia put apercevoir son air étonné sur son visage rond et mou, marqué par quelques cicatrices datant de ses années acnéiques. Il portait un pantalon chirurgical comme Claudia en avait vu à la maison de retraite et un T-shirt épais. Sa main caressait les différentes serrures sur la face intérieure de la porte.
« Des dates de transferts ? Il faudrait regarder dans les dossiers à Placid Harbor. »
Il ouvrit la porte de quelques centimètres encore, suffisamment pour que Claudia puisse se rendre compte que Buddy était plus musclé – notamment des bras et du torse – qu’il n’en avait l’air dans ses vêtements de ville, quand il se baladait en voûtant les épaules.
« D’accord, monsieur Beere, dit David, mais pourriez-vous sortir un instant pour que nous puissions en parler ?
— Bien sûr, dit Buddy en se penchant derrière la porte. Laissez-moi mettre mes sandales. Ce vieux porche est couvert d’échardes. Une seconde…»
David se retourna et fit quatre pas en direction de Claudia, haussant les épaules, ses lèvres se préparant à poser une question :
« Tu veux lui demander…»
Quelque chose explosa près de la porte, quelque chose comme un coup de tonnerre. Une partie de l’épaule de David éclata en une fontaine de sang et de chair et il tomba. Buddy Beere sortit sur le palier et tourna son fusil vers Claudia. Elle se jeta sur l’herbe au moment où le canon rugissait une deuxième fois, et sentit quelque chose d’aussi chaud qu’un météore lui frôler la nuque.
Elle n’avait pas d’arme sur elle. Elle se releva, courut vers la voiture de David. Un autre coup de fusil assourdissant – le pare-brise se désagrégea. Rien ne la protégeait. Elle vira sur sa gauche, courant tête baissée jusqu’à l’angle du garage.
Buddy tira dans le capot du véhicule de patrouille. Il riait. Ou plutôt, il gloussait.
« Il a tué David. Il a tué David. »
Claudia s’accroupit derrière le mur du vieux garage. Elle essaya d’anticiper les mouvements de Buddy. Il y avait un fusil et une radio dans la voiture de David, mais elle aurait à courir cinq mètres pour les atteindre, et c’est probablement vers cet espace que pointait en ce moment même le canon de Buddy. Il attendait tranquillement qu’elle montre la tête.
Elle trouverait peut-être une arme dans le garage, mais une fois à l’intérieur, elle serait coincée. Les portes, entrouvertes de quelques centimètres, dataient d’une autre époque, elles s’ouvraient au milieu comme une stalle d’écurie. Claudia n’avait pas le choix : courir à travers la clairière de Buddy ne lui offrait aucune protection, la chênaie étant située du mauvais côté de la maison. Dans l’autre direction s’étendait une prairie dense d’herbes pas suffisamment hautes pour dépasser ses cuisses. Buddy pourrait prendre tout son temps pour viser.
Elle entendit les pas de Buddy qui approchaient le long du garage, entre elle et la voiture de David. Elle ne réfléchit pas plus longtemps.
Elle se coula dans le garage. L’intérieur était bien rangé, éclairé par quelques petites fenêtres. Côte à côte, une vieille Volkswagen Coccinelle bleu ciel et une remorque chargée d’un skiff de pêche occupaient la majeure partie de l’espace. Claudia se faufila à l’arrière du garage, où s’alignaient contre le mur un balai, plusieurs cannes à pêche et une série d’outils : des tournevis, des clés à molette, une paire de cisailles très aiguisées…
« Clau-di-aaa ? »
Buddy l’appelait d’une voix chantante, comme dans un jeu d’enfants, quand celui qui joue le grand méchant loup espère faire sortir de sa cachette celle qui joue le Petit Chaperon rouge. Claudia décrocha la paire de cisailles et s’accroupit derrière le skiff. Ces cisailles étaient sacrément lourdes. Buddy ne pourrait pas la voir, mais sa position lui laissait peu d’espace pour courir ou se battre.
Plusieurs balles traversèrent les portes, au cas où Claudia se serait cachée juste derrière. Des rayons de soleil s’infiltrèrent par les trous dans le bois pourri, qui avait manqué d’être complètement pulvérisé.
Silence. Claudia vit qu’un des battants s’ouvrait, lentement.
« Tu sais, dit Buddy comme s’il menait une conversation à bâtons rompus avec le vide qui l’entourait, John Wayne Gacy a invité les agents qui le surveillaient à venir prendre le petit déjeuner chez lui. C’est là qu’ils ont remarqué l’odeur bizarre qui venait du sous-sol. Ils sont descendus et ils ont trouvé tous ces garçons morts… Je n’ai jamais compris pourquoi John ne les avait pas tués, les flics, au lieu de se dégonfler. Et Dennis Nilsen, lui, cet idiot, quand la police a frappé à sa porte, il leur a montré les restes découpés de ses chéries. Mais quand votre heure a sonné, autant finir en beauté, autant tuer quelques poulets, non ? »
Agenouillée, la bouche ouverte, Claudia suivait du regard les pieds de Buddy qui avançaient en canard de l’autre côté de la Coccinelle.
« Allons, montre-toi. Je ne voudrais pas faire des trous dans ma jolie voiture ni dans mon joli bateau. Je te promets que ça ira très vite. »
Elle ne bougeait pas.
« Ton collègue, il a une sale blessure, mais il respire encore. Montre-toi ou je retourne l’achever. »
Il approchait du fond du garage. Encore quelques pas et il pourrait la voir. Claudia se tenait prête.
Quand Buddy se tourna vers elle et commença à abaisser le fusil, elle se jeta sur lui de toute la puissance de ses cuisses. Son avant-bras écarta le canon au moment où Buddy pressait la gâchette : la balle traversa le mur du fond. Emporté par l’élan de Claudia, Buddy alla s’écraser contre le côté du garage. Claudia lâcha les cisailles et essaya d’arracher le fusil de ses mains. Mais il avait l’avantage de la force physique et il frappa le crâne de Claudia deux fois avec le canon. Elle ne voyait plus clair mais elle parvint à repousser l’arme au-dessus de sa tête et à propulser son genou dans le ventre de Buddy.
Il s’effondra, le souffle coupé. Elle lui décocha un coup de pied en pleine bouche. Les lèvres de Buddy se déchirèrent, plusieurs dents volèrent. Elle tenta encore une fois de lui arracher le fusil mais il ne lâchait pas. Il pressa la gâchette et à nouveau un coup partit, qui résonna comme une bombe dans l’espace exigu du garage.
Buddy hurla, tira le fusil en arrière et frappa Claudia à la cuisse avec la crosse. Elle tomba à genoux. Il s’écarta et la mit en joue.
Il pressa la gâchette du Remington modèle 870.
Rien.
« Vide, enrayé », pensa Claudia. Elle attrapa les cisailles dans la poussière, sauta sur le skiff et se précipita vers les portes du garage. Buddy donna un coup d’épaule dans le flanc du petit bateau. Arrivée à hauteur de la proue, Claudia tomba tête la première sur la terre battue, heurtant au passage le support de fixation de la remorque.
Coincée sous le skiff, elle essayait de dégager les cisailles restées sous son ventre, car Buddy se faufilait vers elle, entre la Coccinelle et le bateau renversé. Elle parvint à bouger la coque, suffisamment pour faire trébucher Buddy. Elle repoussa le bateau et parvint à se relever.
Buddy lui agrippa la cheville. Au moment où elle s’apprêtait à lui donner un nouveau coup de pied il tira sur sa jambe et elle tomba lourdement au sol, laissant échapper les cisailles. Il la traîna vers lui. Elle vit quelque chose luire dans l’autre main de Buddy : le poignard qu’il venait de sortir de son fourreau.
Buddy planta le poignard dans le mollet de Claudia. Elle hurla, consumant tout l’air de ses poumons en une seconde. Elle crut entendre la lame – plus froide que de la glace – déchirer sa chair. Elle donna un coup de pied puissant avec son autre jambe qui atteignit Buddy à la clavicule. Il la lâcha et elle recula vivement. La main de Claudia se referma sur la poignée des cisailles. Ses nerfs étaient en feu – quelque chose au-delà de la douleur faisait trembler son corps. Buddy retira le poignard. Claudia sentit l’odeur de son propre sang.
« Tu vas arrêter, bon Dieu ! cria Buddy. Arrête ! »
Il s’assit à cheval sur Claudia, leva le poignard écarlate au-dessus de sa tête.
Claudia plongea les cisailles dans le ventre de Buddy. Elle poussa de toutes ses forces et sentit les viscères qui s’écartaient sur le passage des lames. À mesure que Claudia relevait le dos, les cisailles remontaient sous les côtes de Buddy, jusqu’à ce que les poignées viennent cogner contre son abdomen.
Le visage de Claudia était arrivé à deux centimètres de celui de Buddy, elle le regardait droit dans les yeux. Elle sentit le poignard glisser contre son bras, déchirer un bout de sa chemise, effleurer sa peau. Mais il n’avait plus la force de lui faire du mal.
Buddy ne hurla pas. Il tomba lentement à la renverse. Ses mains vinrent taper maladroitement contre les poignées des cisailles, trop lisses pour qu’il puisse les saisir. Claudia s’écarta en s’aidant de ses coudes, à la manière d’un crabe. Ses pieds soulevèrent un nuage de poussière entre elle et Buddy qui se coucha sur le côté et se mit à vagir comme un bébé. Ses yeux allaient et venaient entre Claudia et son propre sang qui coulait.
« Non… balbutia-t-il. Maman, aide-moi…
— Espèce de tas de merde », souffla Claudia.
Elle se remit debout tant bien que mal. Le sang poissait sa peau, et elle se serait volontiers coupé la jambe pour mettre fin à la douleur. Elle regagna la voiture de patrouille en boitant et se laissa choir sur le siège avant, écrasant les éclats de pare-brise sous ses fesses.
Couché en chien de fusil, les cisailles toujours plantées dans le ventre, la bouche en charpie, Buddy Beere ne bougeait plus. La vie quittait lentement son regard.
Claudia alluma la radio. Elle fonctionnait.
« Agent blessé… à l’aide… ici Claudia Salazar… avec David Power. Agent blessé… Le suspect… Buddy Beere… Il a tiré sur David Power et m’a poignardée… Je crois avoir tué Beere… À l’aide !… Agent blessé – nous sommes au domicile de Buddy Beere… route 1223 à deux kilomètres de Port Léo… prendre sur la droite… 4704 route 1223… Dépêchez-vous, je vous en prie ! »
Claudia laissa tomber le microphone et agrippa sa jambe. Elle perçut quelque chose qui bougeait sous le porche… À travers le pare-brise inexistant, Claudia aperçut une femme qui sortait en vacillant de la maison. Nue, couverte d’ecchymoses, le visage gonflé par les coups.
La voix de l’opérateur radio du comté retentit sur les ondes, enjoignant Claudia d’attendre – renforts et secours arrivaient.
« Velvet ! cria Claudia. Velvet ! »
Elle s’extirpa de la voiture en tenant sa jambe blessée. Velvet avançait en claudiquant vers elle, mais l’amie de Pete s’arrêta net quand elle découvrit Buddy allongé sur le sol du garage.
Elle jeta un bref coup d’œil vers Claudia, puis son regard se fixa à nouveau sur Buddy.
« Ça va aller, Velvet, dit Claudia d’une voix entrecoupée. Venez, ça va aller…»
Elle l’espérait. Combien de temps encore allait-elle pouvoir garder conscience ? Et David ? « Oh, David. »
Velvet se dirigea vers Buddy en claudiquant, s’agenouilla à côté de lui. Elle retira la paire de cisailles de son ventre d’un geste déterminé, déchira le pantalon chirurgical et laissa libre cours à sa rage.
« Velvet ! Arrêtez ! Arrêtez ! » cria Claudia. Le sang jaillit à chaque coup de cisailles, éclaboussant le visage de Velvet avant de retomber et d’inonder la terre battue.